“Vous pouvez tout me raconter depuis le début?”
“Le début?”

Le psy hoche la tête, et moi, un peu perplexe, je regarde l’horloge accrochée sur le mur.

“L’accident?”

“Non. Vous, votre vie. Ce qu’Elle représentait pour vous.”

J’inspire un grand coup, et jette un autre regard à l’horloge.

“Pourquoi êtes-vous venu Jess?”
“Pour rassurer ma mère.”

Le psy pousse un soupir.

“Comment comptes-tu avancer si tu ne veux même pas être là? C’est la deuxième fois qu’on se voit, et je ne sais toujours rien. Tu n'es jamais entré dans les détails, tu ne m’a pas parlé de ton passé, les seules choses importantes que je sais, je les tiens de ta mère. Comment veux-tu réussir à dépasser tout ça?”

Je hausse les épaules. J’en sais rien. J’ai une boule au ventre rien que de me dire que je vais essayer de passer à autre chose. Mais en même temps il le faut. Ça sert à quoi de s’apitoyer sur son sort? On arrive à rien si on avance pas, pas vrai? Et puis je sais qu’Elle ne supporterait pas de me voir comme ça. Et surtout, je dois l’avouer, voir ma mère pleurer à cause de moi après la première séance m’a vraiment remué

“Je veux rien, je dois, c’est tout. Vous voulez que je vous raconte quoi Doc?”

Il pousse un nouveau soupir.

“Bon… Je suppose que je vais devoir me contenter de ça pour le moment. Raconte moi toi. Qui tu étais avant. Depuis ta naissance à maintenant.”

Qui j’étais? Qui j’étais… Avant… Je hoche la tête.

“Je suis né le 14 mars à Brooklyn. J’ai peu connu mon père.”

Docteur Maslow écrit sur son carnet tout en me demandant.

“Pourquoi?”
“Il est mort en mission.”

Ni un mensonge, ni une vérité. Heureusement, il ne me regarde pas, trop occupé à écrire. Je sais que ce genre de toubib lit tout ce qui passe sur votre visage. En même temps, c’est l’excuse que ma mère et moi on sort à chaque fois. C’est pas un mensonge, mais en même temps, s’ils savaient…

“Tu te sens abbandonné? À cause de sa mort?”
“Non, je suis fier. Il s’est battu jusqu’au bout pour une cause qu’il trouvait juste, et souvent je prie pour lui ressembler et avoir son courage.”
“Tu es croyant?”
“J’ai pas de religion en particulier, mais oui.”

Il fait une pause pour écrire à nouveau, et relève la tête vers moi.

“Et ta mère?”
“Elle a tout sacrifié pour moi, elle a pris un job qu’elle aimait pas pour m’élever, seule, histoire que je finisse pas dans un foyer ou loin d’elle. Elle aussi, elle est courageuse.”
“Loin d’elle?”
“Mes grands-parents paternels voulaient s’occuper de moi à la mort de mon père. Ils pensaient qu’ils le feraient mieux qu’elle. Bref. Ensuite j’ai...”
“Tu ne t’entends pas avec tes grands-parents?”
“Je ne connais pas mes grands-parents maternels et je vois très peu mes grands-parents paternels. Je n’aime juste pas la façon dont ils traitent ma mère.”
“Pourquoi? Qu’est-ce qu’ils font?”
“Ils sont condescendants envers elle. Comme elle n’a pas fini ses études, ils la considèrent comme une moins que rien.”

Comme un animal, et moi, comme un petit sauvageon. Je souris amèrement en pensant à tous les coups que je me suis prit sur les doigts quand je ne respectais la la précieuse étiquette, si chère aux yeux de grand-père, ou la fois où grand-mère m’a enfermé dans une pièce sans manger ni boire pendant 24h car je n’arrivais pas à rester tranquille lors de ma méditation.

“Ils sont bourgeois?”
“En quelque sorte.”
Il écrivit quelque chose et leva la tête.
“Et à l’école, ça se passait comment? Tu avais des problèmes pour t’intégrer?”
“Nan. Ça allait. J’avais quelques amis.”
“C’est là que tu as rencontré Elle?”
“À l’école élémentaire, ouais. On était dans la même classe, et on s’était tous les deux inscrit à l’orchestre, pour le même instrument.”
“Tu joues de la musique?”
“Piano et guitare. On répétait ensemble très souvent, c’est comme ça qu’on s’est autant rapproché. Elle venait surtout chez moi, parce qu’avec ses six frères et sœurs c’était compliqué de s’entendre répéter.”
“Tu t’entends bien avec sa famille?”
“Ouais. Ils sont vraiment sympas. Je sais qu’Elle avait du mal avec sa petite sœur Kate, mais d’après moi c’est normal, elles avaient à peine dix mois d’écart et Kate voulait surtout copier sa sœur. C’est bête, c’était des disputes d’enfants.”

Une boule se forme dans ma gorge alors qu’un trou béant se creuse dans mon ventre. Mes yeux se remplissent de larmes, et je fixe la lumière blafarde des néons pour essayer de les retenir.

“Ensuite, elle a changé d’école, pour aller dans une école privée de musique. Elle était vraiment contente, elle adorait ça. On continuait toujours à se voir, même si au bout d’un moment, la musique est vraiment devenue secondaire. Quand j’ai eu 14 ans je me suis pris un petit boulot et deux ans plus tard j’ai pu nous payer des vacances ensemble. On avait 16 ans et son père nous a accompagnés, tout en rajoutant ce qui manquait au porte monnaie, c’était pour son anniversaire.”
“Vous étiez déjà en couple à ce moment?”
“On s’est mis ensemble pendant ce voyage. Bizarrement, on a tous les deux détesté Paris. New York est mille fois mieux. Mais on a quand même accroché un cadenas au pont des amours. Ça nous a fait rire tellement c’était gnangnan.”

Ça y est. J’en peux plus. Les yeux brûlants, une larme m’échappe, puis une deuxième, une troisième et enfin un flot chaud et salé coule sur mes joues. Je ne prends même pas la peine de l’essuyer, il coule trop vite de toute façon.

“On avait déjà tout prévu. Elle avait même commencé à regarder des appartements. Tout le monde lui disait que c’était trop tôt, mais moi je savais qu’elle ne lâcherait pas l’affaire tant qu’on aurait pas emménagé.”
“Qu’est-ce qui s’est passé il y a trois mois?”

Ça y est. On y est. Les larmes ne se sont pas arrêtées, et à mon avis, elles ne s’arrêteront jamais. Pas complètement.

“On était allé mangé une glace, elle venait de passer une audition pour entrer dans une école supérieure. Alors qu’on attendait on a entendu des bruits de coups de feu. Elle m’a tiré vers l’intérieur mais moi… Je pensais pouvoir aider… J’ai jeté un regard dehors et j’ai vu un mec qui venait de tirer sur un flic. Il saignait beaucoup, et je suis sortit vu que le mec était partit en courant. Tout est allé super vite. J’ai commencé à me pencher vers le type au sol quand un abruti a tiré sur le fuyard, qui a tiré à l’aveugle en arrière. La balle est passée au-dessus de mon épaule et…”

Le nœud se resserre, la lance me transperce, les shrapnells éclatent dans mon cœur comme lorsque je l’ai entendu. Le petit gémissement de surprise, de douleur, de peur, tandis que la balle s’enfonçait dans sa poitrine.

“Je n’avais pas vu que Elle m’avait suivi. Je pensais qu’elle était restée à l’intérieur. Je n’entendais plus rien à part mon coeur qui battait de plus en plus vite alors que le sien battait de plus plus lentement. Mais j’ai eu l’impression qu’il s'arrêtait en même temps que le sien.”

Ma voix est rauque, brisée, et je regarde le psy, désespéré.

“Comment on peut avancer après ça?”